SOMMAIRE DROIT ADMINISTRATIF | Mémoires |
Introduction | Partie I | Partie 2 | Notes de bas de page | Bibliographie |
1ère partie :
la transposition des critères jurisprudentiels de l'arrêt " Cassis de Dijon " en matière d'environnement
Deux éléments juridiques de l'arrêt " Cassis de Dijon " sont essentiels : la notion d'" exigence impérative " et le concept générique de proportionnalité. Ce sont effectivement les principales conditions qui permettent de valider les exceptions au principe d'interdiction des entraves aux échanges intra-comunautaires. Nous allons voir que la Cour de Luxembourg a suivi en matière d'environnement la même démarche. En reconnaissant la protection de l'environnement au titre des " exigences impératives " (section 1) et en appliquant le principe de proportionnalité aux mesures nationales de protection de l'environnement (section 2), la CJCE transpose pour l'essentiel les critères jurisprudentiels de l'arrêt " Cassis de Dijon ".
Section 1 : la reconnaissance de la protection de l'environnement au titre des " exigences impératives "
La reconnaissance de la protection de l'environnement au titre des " exigences impératives " à la fin des années 1980, a été l'aboutissement d'une démarche en deux temps. Ce n'est qu'après avoir consacré un " objectif environnemental d'intérêt général " (§ 1) que le juge communautaire a ensuite parachevé sa démarche en établissant une " exigence impérative " de protection de l'environnement (§ 2).
§ 1- La consécration d'un " objectif environnemental d'intérêt général "[38]
La consécration d'un " objectif environnemental d'intérêt général " n'est pas directement liée aux exceptions de l'article 30[39]. Cependant, elle constitue une étape incontournable dans la reconnaissance de la protection de l'environnement au titre des " exigences impératives ". Reconnu dans l'arrêt de principe " Association de défense des brûleurs d'huiles usagées (ADBHU) "[40] (A), cet objectif marque effectivement une avancée jurisprudentielle primordiale en matière d'environnement (B).
A/ L'arrêt " Association de défense des brûleurs d'huiles usagées (ADBHU) " (1985)
Il ne semble pas excessif de dire que l'arrêt "°ADBHU " constitue la première pierre du processus jurisprudentiel visant à concilier environnement et libre-échange. Afin de bien comprendre cet arrêt relatif à l'élimination des huiles usagées, attardons-nous quelques instants sur ses origines, sa problématique et sa solution.
C'est à partir de la directive du Conseil du 16 juin 1975[41], réglementant l'élimination des huiles usagées, que la CJCE a plusieurs fois été amenée à se prononcer sur la question. En application de cette directive en effet, une réglementation française de 1979 a instauré un régime de reprise. Elle imposait d'abord aux entreprises chargées du ramassage et de l'élimination des huiles usagées d'être agréées par décision administrative. Elle prévoyait aussi la création de zones à droit exclusif de collecte et d'élimination, à l'intérieur desquelles seul le titulaire de l'agrément pouvait les collecter.
En pratique, cette réglementation avait pour effet indirect de restreindre les exportations d'huiles usagées des détenteurs français. Néanmoins, ces mesures paraissaient nécessaires d'un point de vue économique et environnemental. Ce ramassage exhaustif garantissait en effet la rentabilité des entreprises agréées à cette fin. Il permettait aussi aux autorités françaises d'imposer le recyclage des huiles, qui " constitue incontestablement un procédé de valorisation plus acceptable du point de vue de la protection de l'environnement que leur incinération "[42].
Mécontents de cette réglementation et de ses effets sur les échanges, " différents groupements d'intérêt économique exportant leurs huiles usagées vers l'étranger "[43] ont contesté à plusieurs reprises la validité du système instauré. C'est ainsi que le Tribunal de Grande Instance de Versailles et la Cour d'appel de Lyon, furent amenées à former deux questions préjudicielles en interprétation des dispositions nationales litigieuses. Dans deux arrêts de 1983[44] et 1984[45], le juge communautaire estima que certaines mesures du système français constituaient une entrave implicite aux échanges intra-communautaires. Il en conclu que la directive de 1975 et que les règles relatives à la libre circulation des marchandises avaient été méconnues.
Une troisième question préjudicielle a été formée par le Tribunal de Grande Instance de Créteil à la demande de l'Association de défense des brûleurs d'huiles usagées. Contrairement aux renvois précédents, celui-ci concernait " la validité de la directive de 1975 au regard des principes fondamentaux du droit communautaire "[46]. La réglementation nationale n'était plus directement en cause.
Le renvoi formé par la juridiction française portait principalement sur l'article 5 de la directive[47]. Cet article donnait " pouvoir à l'administration des Etats de définir des zones qui seraient attribuées à une ou plusieurs entreprises agréées par ladite administration, chargées par elle de la collecte et de l'élimination des déchets "[48]. Autrement dit, il était demandé au juge communautaire de savoir si la création de " zones à droit exclusif de collecte et d'élimination des huiles usagées "[49]; était conforme ou non " aux principes de liberté du commerce, de libre circulation des marchandises, de libre concurrence, institués par le traité de Rome " (principes régissant le marché intérieur)[50].
Dans sa décision, la Cour constate d'emblée que " le principe du commerce n'est pas à considérer d'une manière absolue mais est assujetti à certaines limites justifiées par les objectifs d'intérêt général poursuivis par la Communauté, dès lors qu'il n'est pas porté atteinte à la substance de ces droits "[51]. Elle remarque ensuite que rien ne permet d'affirmer que la directive de 1975 a dépassé ces limites. Les règles du droit communautaire dérivé dont il s'agit se situent effectivement " dans le cadre de la protection de l'environnement, qui est un des objectifs essentiels de la Communauté "{52]. Toutefois, la Cour prend soin de souligner que les dispositions contestées " ne doivent (...) pas être discriminatoires, ni dépasser les restrictions inévitables justifiées par la poursuite de l'intérêt général qu'est la protection de l'environnement ".
La Cour estime donc que l'article 5 de la directive de 1975, s'il restreint la liberté du commerce, est conforme aux " principes généraux du droit communautaire "[53] car justifié par un " objectif environnemental d'intérêt général ". C'est là une solution de principe qui constitue une reconnaissance primordiale en matière d'environnement.
B/ Une reconnaissance jurisprudentielle primordiale en matière d'environnement
L'importance de la décision " ADBHU " peut s'apprécier sous différents angles[54]. Néanmoins, son principal apport concerne le domaine de la protection de l'environnement. A ce titre, deux observations s'imposent.
D'un point de vue général tout d'abord, il convient de noter que cet arrêt " conforte la légitimité de la compétence implicite de la Communauté dont l'objectif environnemental a été déduit de l'interprétation extensive "[55] de l'article 2 et du Préambule du traité de Rome. Avant même que l'Acte unique européen soit adopté et que la protection de l'environnement soit consacrée au titre des actions de la Communauté, il est en effet remarquable de constater que la CJCE n'hésite pas à reconnaître une nouvelle mission aux autorités communautaires. L'interprétation téléologique des dispositions générales du traité ne semble néanmoins pas surprenante, car la Cour a souvent l'habitude de recourir à ce type de méthode. Certains pourrons penser que cette démarche marque la volonté de la CJCE de combler les carences du droit communautaire originaire, qui, comme nous l'avons dit précédemment, est longtemps resté silencieux sur le rôle de la Communauté en matière d'environnement.[56]
D'un point de vue plus spécifique ensuite, il semble important de noter que l'arrêt " ADBHU " induit la nécessité d'articuler les principes généraux du droit communautaire et certains " objectifs d'intérêt général ", tels que la protection de l'environnement. La Cour reconnaît effectivement la nécessité de mettre en balance les principes généraux dont elle assure le respect et la contrainte environnementale[57]. Elle n'en conclut pas pour autant à la supériorité de " l'objectif environnemental d'intérêt général " sur les principes régissant le marché intérieur. Pour que les mesures de protection de l'environnement soient admises, il faut en effet qu'elles soient ni discriminatoires ni disproportionnées.
La portée de cet arrêt est donc considérable. Les enseignements qu'on peut y trouver ont effectivement des répercussions sur l'ensemble du droit communautaire, en particulier de l'environnement. On peut d'ailleurs regretter que les réflexions de la doctrine portant sur la conciliation du commerce et de l'environnement, n'accordent pas plus de place dans leurs développements à cette décision. Bien que ce soit pour justifier l'évolution de la jurisprudence postérieure, les auteurs ne l'évoquent en effet généralement que de manière très brève.
Comme le souligne N. HERVE-FOURNEREAU, " cette reconnaissance jurisprudentielle essentielle [est] révélatrice de l'acuité des tensions entre les différentes composantes de l'intérêt général et les principes généraux du droit communautaire "[58]. Elle a donc une portée relativement générale qui dépasse le cadre de la libre circulation des marchandises à proprement parler[60]. Cet arrêt ne constitue cependant pas moins, comme nous allons le voir, que le premier pas d'une évolution jurisprudentielle propre à l'article 30.
§ 2- D'un objectif environnemental d'intérêt général à une " exigence impérative " de protection de l'environnement
La protection de l'environnement va être plus directement rattachée à la jurisprudence " Cassis de Dijon " dans une décision postérieure à 1985 : l'arrêt " Bouteilles danoises "[61] (A). Le juge communautaire va ainsi reconnaître l'existence d'un " exigence impérative de pro-tection de l'environnement ", essentielle en matière de libre circulation des marchandises (B).
A/ L'arrêt " Bouteilles danoises " (1988)
La CJCE a pour la première fois reconnu la protection de l'environnement au titre des " exigences impératives ", dans une affaire concernant une nouvelle fois le domaine des déchets.
En l'espèce, un arrêté danois de 1981 avait mis en place un " système obligatoire de reprise des emballages de bières et de boissons rafraîchissantes ". Ce système imposait aux producteurs concernés de commercialiser leurs produits uniquement dans des emballages susceptibles d'être réutilisés. Il obligeait aussi ces producteurs à mettre en place un système de consigne avec reprise, et subordonnait l'utilisation des emballages à l'agrément préalable de l'Agence nationale pour la protection de l'environnement[62]. Les autorités danoises souhaitaient ainsi réduire leur quantité de déchets.
Un second arrêté de l'administration danoise datant de 1984 a apporté une dérogation à cette réglementation. Il admet en effet " pour autant qu'un système de consigne et reprise soit mis en place, l'utilisation d'emballages non agréés, à l'exclusion de tout emballage métallique, dans la limite de 3 000 hl par producteur et par an, ainsi que dans le cadre d'opérations de producteurs étrangers, en vue de tester le marché "[63].
Mécontents de cette réglementation, les producteurs de boissons et d'emballages établis dans d'autres Etats membres ainsi que des associations européennes représentant le commerce en détail, ont adressé plusieurs plaintes à la Commission. Les intéressés soutenaient que les mesures danoises empêchaient pratiquement toute importation de bières et de boissons rafraîchissantes étrangères au Danemark. C'est ainsi que face à l'impossibilité de concilier le point de vue des autorités danoises et les prétentions des plaignants, la Commission a introduit un recours en manquement devant la CJCE.
Au cours de l'audience, la Commission a " incidemment posé la question de principe "[64] de l'arrêt. Elle " souligne [en effet] qu'elle attache une importance toute particulière à la question de savoir si et dans quelle mesure le souci de protéger l'environnement prime le principe d'un marché commun sans retombées nationales, puisqu'elle n'est pas sans craindre que les Etats membres puissent dorénavant se retrancher derrière les arguments écologiques pour échapper à l'ouverture de leur marché de la bière qui leur est imposée par la jurisprudence de la Cour "[65].
La Commission exprime finalement " des doutes quant à la sincérité des soucis écologiques du Royaume du Danemark "[66]. Elle fait valoir que l'objectif poursuivi par les autorités danoises aurait pu être atteint par d'autres moyens moins restrictifs de concurrence. De son côté, le Danemark soutient au contraire que son système de reprise des emballages était justifié par des " exigences impératives " tenant à des considérations environnementales.
La solution de la Cour peut être exposée en deux temps. En premier lieu, le juge communautaire consacre une nouvelle " catégorie " d'" exigences impératives ". Rappelant tout d'abord l'arrêt " Cassis de Dijon ", la Cour déclare que " les obstacles à la libre circulation intracommunautaire résultant de disparités de réglementations nationales doivent être acceptés dans la mesure où une telle réglementation nationale, indistinctement applicable aux produits nationaux et aux produits importés, peut être justifiée comme étant nécessaire pour satisfaire à des exigences impératives "[67]. Faisant alors référence à l'Acte unique européen et à son arrêt " ADBHU " de 1985, le juge reconnaît pour la première fois que la protection de l'environnement peut constituer une " exigence impérative " susceptible de limiter l'application de l'article 30. Bien qu'il constitue une entrave au commerce intra-communautaire, la CJCE estime donc que le dispositif danois en question est susceptible d'être justifié.
En second lieu, le juge examine si toutes les limitations que la réglementation en cause imposait à la libre circulation des marchandises étaient nécessaires pour atteindre les objectifs poursuivis par cette réglementation. La CJCE considère que tel était le cas pour le système de consigne et de reprise des emballages vides. A l'inverse, elle estime que la disposition obligeant les producteurs et les importateurs à utiliser uniquement des emballages agréés était disproportionnée par rapport à l'objectif de protection de l'environnement poursuivi (et cela même en tenant compte de la dérogation apportée par l'arrêté de 1984).
B/ Une décision essentielle en matière de libre circulation des marchandises
Dans l'optique de la reconnaissance de la protection de l'environnement au titre des " exigences impératives ", seul le premier temps de la démarche du juge nous intéresse. Il marque effectivement le passage d'un " objectif environnemental d'intérêt général " à une " exigence impérative " de protection de l'environnement.
Cette décision est donc essentielle en matière de libre circulation des marchandises car elle consacre " le rattachement de la protection de l'environnement à la jurisprudence " Cassis de Dijon " (...) de manière (...) formelle "[68]. Pour ce faire, on peut remarquer que l'arrêt " Bouteilles danoises " ajoute une justification à la liste non-limitative des dérogations énumérées en 1979. Cette extension jurisprudentielle ne paraît pas surprenante. Il faut effectivement observer que la Commission l'avait déjà envisagée dans sa communication interprétative de l'arrêt " Cassis de Dijon "[69]. La doctrine s'y était aussi montrée favorable[70]. De plus, comme le note J.-C. MASCLET, en " tant qu'excuse exonératoire, la notion d'exigence impérative possède un caractère attractif "[71]. La CJCE a ainsi étendue de nombreuses fois et pour toutes sortes de considérations le champ des exceptions à l'article 30. Ont pu être évoquées : les choix de politique sociale[72], la lutte contre l'inflation[73], la défense de la langue[74], la protection et le bon fonctionnement du réseau public de télécommunications[75], etc.
Si une nouvelle catégorie d'exceptions fondées sur la protection de l'environnement est créée, il est néanmoins nécessaire de rappeler qu'elle est bien distincte des intérêts protégés par l'article 36. Comme nous l'avons vu dans les lignes qui précèdent, les justifications de l'article 30 et les intérêts visés à l'article 36 ne sont pas de même nature et ont des champs d'application différents[76].
Il convient d'observer enfin que l'" exigence impérative " de protection de l'environnement est aujourd'hui couramment avancée par les différents Etats membres pour tenter de légitimer des législations nationales relevant de l'article 30. Mais si les tentatives sont nombreuses, les cas où le juge valide des entraves au commerce intra-communautaire sur ce fondement sont relativement rares.
Il semble que depuis l'arrêt " Bouteilles danoises " seul un arrêt ait validé des mesures nationales relevant de l'article 30 au titre des " exigences impératives " de protection de l'environnement. C'est l'arrêt " Déchets wallons " de 1992[77]. Il est aussi important de noter qu'une décision de la CJCE " Safety " de 1998 a admis la validité d'un règlement communautaire entravant, sur le fondement des " exigences impératives " de protection de l'environnement.[78]
Ce petit nombre d'arrêts faisant application de la jurisprudence " Bouteilles danoises " peut notamment s'expliquer par les efforts de la Communauté en matière de rapprochement des législations, qui permet aux Etats membres de disposer de " règles nationales d'inspiration commune "[79]. La circulation des produits n'est alors, en principe[80], plus gênée par " les exigences particulières de chaque Etat membre "[81].
L'" exigence impérative " peut être considérée comme le premier élément jurisprudentiel de l'arrêt " Cassis de Dijon " transposé en matière d'environnement. Si cet élément est nécessaire pour écarter l'application de l'article 30, il n'est cependant pas suffisant. Comme nous l'avons vu lors de l'analyse de l'arrêt " Bouteilles danoises ", le juge communautaire est amené à mettre en oeuvre un deuxième critère tiré de la jurisprudence de 1979.
Section 2 : l'application du principe de proportionnalité aux mesures nationales de protection de l'environnement[82]
La proportionnalité des mesures de protection de l'environnement est effectivement un thème central de l'arrêt " Bouteilles danoises ". Le juge communautaire vérifie en effet que la réglementation nationale est réellement proportionnée à l'objectif de protection de l'environnement poursuivi : il met en œuvre le principe de proportionnalité (§ 1)[83]. Mais au-delà du contrôle juridictionnel pur et simple, la proportionnalité des mesures de protection de l'environnement traduit une certaine volonté du juge communautaire. On peut penser effectivement qu'elle illustre la recherche d'un équilibre entre environnement et libre-échange (§ 2).
§ 1- Le contrôle de proportionnalité dans l'arrêt " Bouteilles danoises "
Le contrôle de proportionnalité des mesures nationales n'est pas une nouveauté de l'arrêt " Bouteilles danoises ". On le retrouve en effet dans la jurisprudence générale de la CJCE se rapportant aux " exigences impératives ". Par exemple, la Cour a déjà décidé qu'un Etat membre ne peut pas prendre une réglementation affectant des produits qui ne sont pas nocifs au nom de la protection de la santé[84]. On retrouve aussi ce contrôle dans d'autres arrêts de la CJCE ne mettant pas en cause directement l'article 30. Par exemple, dans l'arrêt " ADBHU " précité, la Cour a exigé que la mise en place des zones de collecte sélective ne soit pas discriminatoire et disproportionnée par rapport à l'objectif poursuivi. Enfin, il est intéressant de noter que ce contrôle se retrouve dans les différents systèmes juridiques des Etats membres, notamment en droit français, où il constitue l'un des principes généraux régissant les interventions de police des autorités publiques.[85]
Ce n'est cependant qu'en 1988 que le juge communautaire a examiné, pour la première fois, la proportionnalité d'une mesure nationale concernant la protection de l'environnement et relevant de l'article 30. Il s'est en effet demandé " si toutes les limitations que la réglementation litigieuse impose à la libre circulation des marchandises sont nécessaires pour atteindre les objectifs poursuivis par cette réglementation "[86].
Nous allons donc voir que dans son principe, l'application du principe de proportionnalité a été transposé en matière d'environnement. Dans l'arrêt " Bouteilles danoises ", la CJCE a ef-fectivement vérifié la proportionnalité de l'obligation de reprise et de consigne (A). Elle a par ailleurs aussi examiné celle de la procédure d'agrément des emballages commercialisés (B).
A/ La proportionnalité du système de consigne et de reprise des emballages
Une importante partie du rapport d'audience de l'arrêt " Bouteilles danoises " est consacrée à la question de savoir si l'obligation de mettre en place un système de reprise et de consigne était proportionnée. On y voit notamment que pour la Commission, la protection de l'environnement peut être garantie de manière suffisante par un système moins efficace que celui en cause. Au contraire, le Danemark fait valoir que ce système de consigne permet de mieux atteindre l'objectif de protection de l'environnement que d'autres mécanismes. Le gouvernement danois prétend en effet que " les systèmes volontaires de reprise existant au Danemark pour d'autres boissons ne donneraient pas des résultats aussi satisfaisants "[87].
Dans ses conclusions, l'Avocat Général Sir Gordon Slynn prend une position relativement nuancée. Il considère en effet qu'il " doit y avoir une pondération d'intérêts entre la libre circulation des marchandises et la protection de l'environnement, même si, pour atteindre le point d'équilibre, le degré le plus élevé de protection recherché doit être réduit "[88]. Il estime donc qu'il faut déterminer un " niveau raisonnable "[89] de contrainte environnementale par rapport aux restrictions imposées au principe de libre circulation des marchandises.
La Cour affirme dans son arrêt que l'obligation de consigne " est un élément indispensable d'un système visant à assurer la réutilisation des emballages et apparaît donc comme nécessaire pour atteindre les buts de la réglementation litigieuse "[90]. Elle ajoute qu'au " vu de cette constatation, les limitations qu'elle impose à la libre circulation des marchandises ne doivent pas être considérées comme disproportionnées "[91].
Autrement dit, le juge déclare clairement que le système de consigne et de reprise des emballages vides est nécessaire pour assurer la réutilisation des emballages (caractère nécessaire de la mesure). Elle en déduit que la mesure litigieuse est proportionnée (caractère proportionné de la mesure). On peut donc dire que le système danois, en tant que tel, a été validé.
L'arrêt " Bouteilles danoises " applique donc classiquement le principe de proportionnalité. Même si la formule est succincte, on identifie aisément les deux principaux contrôles qui en caractérisent la mise en œuvre : d'une part le contrôle de nécessité, qui cherche à vérifier le lien de cause à effet qui doit exister entre la mesure adoptée et l'objectif poursuivi, et d'autre part le contrôle de proportionnalité à proprement parler, qui vise à s'assurer que le préjudice entraîné par la réglementation restrictive sur le commerce intra-communautaire n'est pas trop important.
Comme le souligne d'ailleurs B. JADOT, cet arrêt " se situe, sur ce point, dans la droite ligne de la jurisprudence générale de la Cour de justice relative à la proportionnalité des dispositions restreignant les échanges "[92].
B/ Un système d'agrément des emballages commercialisés disproportionné
En ce qui concerne l'obligation d'utiliser uniquement des emballages agréés par l'Agence nationale de protection de l'environnement, la Cour a abouti à une solution radicalement différente.
A la lecture du rapport d'audience, on observe que le gouvernement danois soutient là encore que cette obligation est nécessaire pour le bon fonctionnement du système. Sans l'agrément de l'Agence nationale de protection de l'environnement, le Danemark estime notamment " que le grand nombre de types d'emballages qui pourraient être alors utilisés empêcherait le système de reprise de fonctionner d'une manière efficace "[93].
La Commission exprime quant à elle la même position que pour le système de reprise et de consigne. Elle conteste l'obligation d'agrément " au motif [qu'elle] ne serait pas nécessaire pour atteindre les objectifs poursuivis " par le système "[94].
Contrairement à l'obligation de consigne et de reprise, la Cour ne s'est pas ralliée ici à la thèse danoise. Elle a principalement estimé que le système de reprise garantissait de manière suffisante la protection de l'environnement. Il n'était donc pas nécessaire d'imposer une obligation supplémentaire garantissant " un taux maximal de réutilisation, et donc une protection très sensible de l'environnement "[95]. Le juge en conclu que la " limitation de la quantité des produits susceptibles d'être commercialisés par les importateurs est disproportionnée par rapport à l'objectif poursuivi "[96]. Son analyse du préjudice entraîné par la mesure restrictive l'amène ainsi à condamner partiellement le système danois.
On peut dire que la Cour a rejoint cette fois-ci les conclusions de l'Avocat Général. Elle a estimé en effet que les restrictions apportées à l'article 30 n'étaient pas " raisonnables ".
La CJCE fait donc une seconde fois application du principe de proportionnalité. Comme le souligne N. DE SADELEER, " la Cour, tout en ne mettant pas en cause la nécessité de la procédure d'agrément (examen de la nécessité), déduit cependant que la mesure était disproportionnée par rapport à l'objectif poursuivi (examen de proportionnalité) ".
Il ressort donc de l'arrêt " Bouteilles danoises " que la Cour, conformément à sa jurisprudence " Cassis de Dijon ", contrôle la proportionnalité des mesures nationales de protection de l'environnement. Au-delà de l'analyse juridique pure et simple, il est important de noter que cette application de la proportionnalité recèle de nombreuses implications. D'une manière générale, elle semble traduire la recherche d'un équilibre entre environnement et libre-échange.
§ 2- La recherche d'un équilibre entre environnement et libre-échange
Comme le montre F. PICOD, la mise en œuvre de la proportionnalité indique " qu'un équilibre est recherché entre la protection de l'environnement et l'impératif de libre circulation des marchandises "[97]. Le libre-échange n'est donc plus une fin en soi et les considérations environnementales ne sont plus des abstractions ; elles obligent au contraire à ce que le marché intérieur les intègre (A). Les mesures nationales de protection de l'environnement s'en trouvent ainsi nécessairement limitées (B).
A/ L'intégration de l'environnement en matière de libre circulation des marchandises
Il convient avant toute de chose de préciser ce que l'on entend par " intégration ". Pour l'expliquer en quelques mots, on peut dire qu'une politique environnementale intégrée est une politique dans laquelle la protection de l'environnement fait partie intégrante des autres politiques. C'est donc une approche globale de l'environnement qui requiert la recherche d'un équilibre entre différents intérêts conflictuels.
On peut penser que l'arrêt " Bouteilles danoises ", et plus spécifiquement l'application du principe de proportionnalité, sont une illustration tout à fait convainquante de cette intégration. Ce n'est d'ailleurs pas par hasard que J. GUYOMARD fait une large place à " l'exemple de la libre circulation des marchandises " dans son ouvrage intitulé L'intégration de l'environnement dans les politiques communautaires[98]. Il considère à ce propos que l'application du principe de proportionnalité est une façon de rechercher à " concilier la nécessité de protéger l'environnement et le souci d'éviter toute restriction déguisée aux échanges "[99]. La proportionnalité serait donc la traduction de l'intégration de l'environnement en matière de libre circulation des marchandises.
Il semble que cette volonté d'intégrer les préoccupations environnementales au sein des principes régissant le marché intérieur soit beaucoup moins anodine qu'on puisse le penser. Pour certains, elle traduit implicitement la volonté de créer les bases de ce que l'on appelle le développement durable (ou développement soutenable), qui est un " développement apte à répondre aux besoins du présent sans compromettre la possibilité de répondre aux besoins des générations à venir "[100]. Dans son ouvrage, J. GUYOMARD n'hésite pas à parler effectivement à ce propos d'" intégration progressive dans une perspective de 'développement soutenable' ". Dans son manuel consacré au droit de l'environnement, M. PRIEUR affirme aussi que " L'intégration de l'environnement dans toutes les décisions et stratégies publiques et privées est une exigence fondamentale pour garantir le développement durable "[101]. Derrière le strict aspect juridique du principe de proportionnalité, ne peut-on pas ainsi voir une tentative de réconciliation entre le développement et l'environnement ?...
Si l'on admet en tous les cas que l'application de la proportionnalité traduit une réelle volonté d'intégrer l'environnement au sein du marché intérieur, il ne fait aucun doute que l'arrêt " Bouteilles danoises " poursuit un équilibre largement recherché par la Communauté. Par exemple, le 3éme programme (1982-1986) communautaire en matière d'environnement a particulièrement insisté sur l'intégration des " préoccupations de l'environnement dans le développement des activités socio-économiques ". Il en va de même pour le traité sur l'Union européenne. Son 7ème considérant énonce en effet : " Déterminés à promouvoir le progrès économique et social de leurs peuples, compte tenu du principe du développement durable et dans le cadre du marché intérieur, et du renforcement de la cohésion et de la protection de l'environnement, et à mettre en œuvre des politiques assurant des progrès parallèles dans l'intégration économique et dans les autres domaines (...) ".
On peut enfin noter que cette volonté d'intégrer l'environnement se retrouve plus que jamais dans l'actualité. Le traité d'Amsterdam " enrichit [effectivement] les principes et orientations sur lesquels repose l'action environnementale, en formalisant (...) l'exigence (...) de l'intégration de l'environnement dans les autres politiques communautaires "[102].
L'application du principe de proportionnalité n'a cependant pas pour seul effet de traduire la volonté d'intégrer l'environnement en matière de libre circulation des marchandises. Elle aboutit également à limiter les mesures nationales de protection de l'environnement.
B/ Une limite aux mesures nationales de protection de l'environnement
Il n'est pas question ici de développer la répartition des compétences environnementales entre la Communauté européenne et les Etats membres. Cependant, il est important de noter que l'examen de la proportionnalité d'une mesure nationale de protection de l'environnement induit nécessairement un encadrement des prérogatives étatiques en la matière. Comme le souligne B. JADOT, l'arrêt " Bouteilles danoises " " pose en des termes tout à fait significatifs la question des limites fixées par le droit communautaire à l'exercice des compétences des Etats membres en matière d'environnement "[103].
Pour être tout à fait concret, les différents Etats de la Communauté européenne doivent donc vérifier que leur projet de réglementation environnementale est nécessaire et proportionnée à l'objectif poursuivi. Dans la négative, ils se verront condamnés par le juge communautaire en vertu de la méconnaissance du principe de libre circulation des marchandises. " D'une manière générale, le respect du principe de proportionnalité constitue [donc] une solide garantie contre les excès étatiques "[104]. Il est pour le juge communautaire un instrument efficace dans la détection des différentes formes de " protectionnisme vert " au sein du marché intérieur. L'application du principe de proportionnalité peut en cela se révéler comme une nouvelle pierre à l'édifice d'une espace économique unifié, et pourquoi pas comme un pas supplémentaire dans la marche vers une Europe fédérale.
Si la jurisprudence " Bouteilles danoises " apporte donc une limite aux mesures nationales de protection de l'environnement, elle introduit par là même une articulation complexe entre les interventions des Etats membres et le respect des principes du marché intérieur. Il convient de mentionner au passage que cette complexité s'est accrue depuis que la Communauté européenne s'est vue elle aussi reconnaître des compétences en matière de protection de l'environnement.
Au-delà du strict aspect de la libre circulation des marchandises, la jurisprudence " Bouteilles danoises " s'inscrit donc aussi dans la problématique de la répartition des compétences en droit communautaire[105].
Comme nous venons de le voir, deux critères essentiels de l'arrêt " Cassis de Dijon " ont été transposés en matière d'environnement. Notre démarche, guidée par la grille de lecture qu'est la jurisprudence de 1979, nous a ainsi permis d'analyser et de comprendre la manière dont le juge communautaire a essayé de concilier l'objectif de protection de l'environnement et le principe de libre circulation des marchandises.
Pour être complet dans ces propos, peut-être aurait-il fallu préciser cependant que l'application du principe de proportionnalité n'a pas toujours été effectuée avec beaucoup de rigueur par la CJCE. Nous ne parlons plus ici de l'arrêt " Bouteilles danoises " mais d'un arrêt " Déchets wallons " de 1992[106], dans lequel la conformité d'une mesure nationale de protection de l'environnement se heurtait là aussi au principe de libre circulation des marchandises. Comme le souligne effectivement N. DE SADELEER, " A la différence de sa jurisprudence antérieure, la Cour n'a pas analysé concrètement si la mesure litigieuse satisfaisait aux exigences de proportionnalité "[107]. C'est donc là une faille dans la transposition de l'arrêt " Cassis de Dijon ".
D'une façon plus générale, cela nous amène à nous demander si l'application de la jurisprudence de 1979 ne rencontre pas certaines difficultés en matière d'environnement.
![]()
Vous pouvez comme lui nous transmettre par mail des documents rédigés par vos soins et nous les mettrons en ligne dès lors qu'ils correspondent à nos critères :). Si vous souhaitez prendre contact avec Jean François, n'hésitez pas à nous écrire. |
---|