SOMMAIRE DROIT ADMINISTRATIF | Mémoires |
Introduction | Partie I | Partie 2 | Notes de bas de page | Bibliographie |
2ème partie :
les difficultés d'application de la jurisprudence " Cassis de Dijon " en matière d'environnement
A la lecture et à l'analyse des quelques arrêts justifiant des entraves au commerce intra-communautaire au titre de la protection de l'environnement (arrêts " Bouteilles danoises " de 1988, " Déchets wallons " de 1992, " Safety " de 1998), il ressort que certaines difficultés viennent contrarier l'application pure et simple de la jurisprudence " Cassis de Dijon ". Au lieu de traiter successivement de chacune des décisions, il nous est apparu intéressant de dresser un tableau dynamique de ces difficultés. Elles peuvent être ainsi regroupées en deux catégories : celles tenant à la mise en œuvre de principes classiques du droit de l'environnement d'une part (section 1), et celles résultant de la spécificité du champ environnemental d'autre part (section 2).
Section 1 : les difficultés tenant à la mise en œuvre de principes classiques du droit de l'environnement
La première catégorie de difficultés se dégage de l'arrêt " Déchets wallons " de 1992[108]. Il semble en effet que cette décision ait constitué une amorce d'évolution dans l'application de la jurisprudence " Cassis de Dijon " (§ 1). Cette remise en cause doit néanmoins être tempérée par les enseignements d'un arrêt récent de la CJCE " Safety "[109] (1998). Le juge communautaire y applique effectivement en matière d'environnement, de manière tout à fait conforme à la décision " Bouteilles danoises ", les critères de la jurisprudence de 1979 (§ 2).
§ 1- L'amorce d'une évolution : l'arrêt " déchets wallons " (1992)
La décision " Déchets wallons " constitue une application relativement originale de l'arrêt " Cassis de Dijon ". Alors que la mise en œuvre de la jurisprudence de 1979 se cantonne aux mesures indistinctement applicables, la CJCE justifie dans cette affaire une entrave au commerce intra-communautaire sur le fondement des " exigences impératives " de protection de l'environnement, alors que la mesure nationale litigieuse est discriminatoire, c'est-à-dire distinctement applicable aux produits nationaux et aux produits importés (A). Cette décision justifiée par l'application du principe de la correction par priorité à la source a suscité de nom-breux commentaires. Elle incite en effet à s'interroger sur sa portée incertaine (B).
A/ L'application de la jurisprudence " Cassis de Dijon " à des mesures nationales discriminatoires
Dans l'affaire " Déchets wallons ", étaient en cause un décret de 1985[110] et un arrêté de 1987[111] de la Région wallonne, " interdisant d'entreposer, de déposer ou de déverser, de faire entreposer, de faire déposer ou de faire déverser dans la Région wallonne les déchets provenant d'un autre Etat membre ou d'une région autre que la Région wallonne ". Ces mesures drastiques avaient été motivées par les faits. Comme le mentionne effectivement N. DE SADELEER, " Des quantités importantes de déchets industriels avaient été exportées illégalement dans le courant des années quatre-vingt d'Allemagne et des Pays-Bas vers la région wallonne "[112]. Ceci avait généré de graves pollutions, provoquant de nombreuses réactions de la part de l'opinion publique.
Suite à une plainte, la Commission a formé un recours en manquement devant la CJCE contre le Royaume de Belgique. Elle a fait valoir que les mesures en cause méconnaissaient une directive de 1975 relative aux déchets[113], une directive de 1984 relative à la surveillance et au contrôle dans la Communauté des transferts transfrontaliers de déchets dangereux[114], et surtout, en ce qui concerne notre sujet, les articles 30 et 36 du traité de Rome.
Le juge communautaire s'est tout d'abord attardé sur l'examen du respect des directives. Il a en premier lieu écarté l'argument de la Commission portant sur une prétendue violation de la directive de 1975. Il a estimé au contraire que la directive de 1984 avait été méconnue. Ce texte prévoit en effet un système de notification préalable aux Etats des projets de transferts des déchets dangereux, qui " ne laisse entendre aucune possibilité pour les Etats membres d'interdire globalement ces mouvements "[115]. La Région wallonne n'ayant pas respecté les dispositions du droit communautaire dérivé, la Cour condamne sur ce point le Royaume de Belgique. L'interdiction d'importer des déchets dangereux est donc invalidée.
Le juge communautaire s'est ensuite intéressé à la réglementation belge concernant les déchets qui n'entrent pas dans le champ d'application de la directive de 1984. Il s'est ainsi demandé si les mesures de la Région wallonne interdisant l'importation de déchets, autres que les déchets dangereux, méconnaissaient ou non les articles 30 et 36 du traité de Rome[116].
On peut lire dans l'arrêt que le gouvernement belge soutient la validité de la mesure wallonne au regard du principe de libre circulation des marchandises. Il prétend en effet que cette réglementation " répond (...) aux exigences impératives tenant à la protection de l'environnement ainsi qu'à l'objectif de protection de la santé "[117].
L'Avocat Général JACOBS n'est pas du même avis. En ce qui concerne l'article 36, il estime qu'il n'est " pas possible d'interpréter l'exception fondée sur la 'santé humaine' d'une façon large, qui permettrait des restrictions sur des substances ne menaçant pas la santé ou la vie mais, tout au plus, la 'qualité de la vie' "[118]. Quant à l'article 30, il rejette aussi l'idée de valider les mesures litigieuses sur le fondement des " exigences impératives " de protection de l'environnement. Conformément à la jurisprudence " Cassis de Dijon ", il rappelle que ces " exceptions ne peuvent être invoquées que pour des mesures qui ne sont pas discriminatoires. Or, la mesure en cause, qui favorise les déchets produits dans une certaine région d'un Etat membre, n'est manifestement pas une mesure indistinctement applicable aux produits nationaux et aux produits importés "[119]. Cette thèse était d'ailleurs aussi celle soutenue par la Commission.
La Cour va opter pour une réponse tout à fait originale. Restant silencieuse sur les prétentions tirées de l'article 36, elle affirme sans ambiguïté que " l'argument selon lequel des exigences impératives tenant à la protection de l'environnement justifient les mesures contestées doit être considéré comme fondé "[120]. Rappelant la règle générale de l'application de la jurisprudence " Cassis de Dijon " aux mesures indistinctement applicables, elle précise qu'il " faut tenir compte de la particularité des déchets (...) pour apprécier le caractère discriminatoire ou non de l'entrave en cause ". Le juge communautaire fait alors application du " principe de la correction, par priorité à la source, des atteintes à l'environnement ", selon lequel " il appartient à chaque région, commune ou autre entité locale de prendre les mesures appropriées afin d'assurer la réception, le traitement et l'élimination de ses propres déchets "[121]. Il précise par ailleurs que " ce principe concorde avec les principes d'autosuffisance et de proximité, énoncés dans la Convention de Bâle du 22 mars 1989, sur le contrôle des mouvements transfrontaliers des déchets dangereux et de leur élimination "[122], dont la Communauté est signataire. Le juge communautaire écarte ainsi le principe de non-discrimination et en conclu que l'interdiction d'importer des déchets autres que des déchets dangereux est valide.
B/ La portée incertaine de cette décision justifiée par le principe de correction par priorité à la source
Il est intéressant de noter que le principe de correction à la source, qui permet au juge de déroger à l'une des conditions d'application de la jurisprudence de 1979, est un principe classique du droit de l'environnement. En plus d'être repris par l'Acte unique européen, il a notamment été formulé dans tous les programmes d'actions de la Communauté européenne en la matière. Il est énoncé aussi assez fréquemment dans les législations nationales relatives à la gestion des déchets.
On constate donc que cette décision s'écarte d'un des critères traditionnellement requis par la jurisprudence. Elle illustre par conséquent une des difficultés d'application de la jurisprudence " Cassis de Dijon ".
D'un point de vue pratique, la doctrine a clairement dénoncé le paradoxe qui résulte de l'arrêt de 1992. D'après la Cour en effet, l'interdiction d'importation édictée par la Région wallonne ne peut s'appliquer qu'aux déchets dangereux qui font l'objet d'une réglementation communautaire spéciale, avec notamment la directive de 1984. Cela conduit donc le juge à admettre, d'une part l'interdiction d'importation des déchets ordinaires, tout en imposant d'autre part le respect de dispositions moins contraignantes s'agissant des déchets dangereux.
D'un point de vue juridique, la doctrine a eu beaucoup de difficultés à établir la portée exacte de l'arrêt " Déchets wallons ". " Certains voient là un revirement de jurisprudence tandis que d'autres estiment que la Cour s'est contentée d'assouplir ses critères "[123].
Les arguments qui tendent à privilégier un revirement jurisprudentiel s'appuient notamment sur le silence que la Cour avait donné sur cette même question de mesure indistinctement applicable lors de l'arrêt " Bouteilles danoises " précité. Déjà dans cette affaire, l'Avocat Général avait effectivement remarqué que le système danois de consigne et de reprise, même s'il était indistinctement applicable aux producteurs danois et non-danois, affectait " dans la pratique plus lourdement ces derniers "[124]. La jurisprudence " Cassis de Dijon " ne devait donc pas s'appliquer selon lui en l'espèce. Comme nous l'avons vu, le juge communautaire transposa d'une manière classique les principaux critères jurisprudentiels de 1979. Il ne s'est pas clairement prononcé sur la difficulté soulevée par l'Avocat Général, que nous retrouvons en 1992.
Une importante partie de la doctrine, à laquelle il semble plus facile de se rallier, estime que l'arrêt " Déchets wallons " constitue simplement une décision d'espèce. Il semble effectivement que la solution de la Cour ait été motivée par les circonstances exceptionnelles de l'affaire. De plus, comme le souligne à juste titre N. HERVE-FOURNEREAU, le juge ne semble pas " renier les conditions précises d'application de sa jurisprudence 'Cassis' "[125]. Il reconnaît effectivement " qu'il est vrai que les exigences impératives n'entrent en ligne de compte que s'agissant de mesures indistinctement applicables aux produits nationaux et importés "[126].
Si l'arrêt " Déchets wallons " introduit une difficulté dans l'application des critères jurisprudentiels de 1979, et ce, par l'application d'un principe classique du droit de l'environnement, on peut donc douter qu'il constitue un véritable revirement jurisprudentiel. Cette appréciation semble d'autant plus réaliste qu'un arrêt récemment rendu par la CJCE revient à l'orthodoxie de la jurisprudence relative aux " exigences impératives ".
§ 2- Le retour à l'orthodoxie de 1979 : l'arrêt " Safety " (1998)[127]
L'arrêt " Safety " en date du 14 juillet 1998 illustre une nouvelle fois la volonté du juge des Communautés européennes de concilier objectif de protection de l'environnement et principe de libre circulation des marchandises. Il constitue en cela une récente application de la jurisprudence " Cassis de Dijon " en matière environnementale (A) et, contrairement à la décision " Déchets wallons ", semble être conforme aux critères jurisprudentiels dégagés en 1979 (B).
A/ Une récente application de la jurisprudence " Cassis de Dijon " (1979) en matière d'environnement
A la différence des précédents arrêts, la décision " Safety " ne concerne plus les déchets mais les " substances qui appauvrissent la couche d'ozone "[128]
En l'espèce, les sociétés " Safety " et " S. & T. " ont conclu un contrat portant sur la fourniture d'un produit dénommé le " NAF S III ", composé d'hydrochlorofluorocarbures (HCFC), qui est utilisé dans la lutte contre les incendies. La première s'engageait ainsi à livrer une certaine quantité du produit à la seconde.
Mais en 1995, alors que la société " Safety " présente la facture à " S. & T. " en vue du paiement, cette dernière refuse de prendre livraison du produit au motif que le contrat est invalide au regard du règlement communautaire du 15 décembre 1994, relatif à des substances qui appauvrissent la couche d'ozone[129]. Ce règlement prévoit en effet dans son article 5 " que l'utilisation et, en conséquence, la commercialisation des HCFC destinés à la lutte contre les incendies "[130] sont prohibées. Il précise en outre, dans son article 1er, que son champ d'application s'étend " à la production, à l'importation, à l'exportation, à l'offre, à l'utilisation et/ou à la récupération des différentes substances (...) qu'il énumère, parmi lesquelles figurent les HCFC ".[131]
Suite à la requête en injonction de payer formée par " Safety " devant les juridictions nationales, un renvoi préjudiciel en interprétation et en appréciation de validité de l'article 5 du règlement en cause est formé devant la CJCE. Parmi les problèmes de droit soulevés devant le juge communautaire, une question intéresse directement notre sujet. Il était en effet notamment demandé à la Cour de se prononcer sur le point de savoir si la norme de droit communautaire dérivé interdisant toute importation des HCFC était ou non valide au regard de l'article 30 du traité de Rome.
Conformément aux conclusions de l'Avocat Général P. LEGER, la Cour applique la jurisprudence " Cassis de Dijon ". Tout d'abord, elle rappelle que " selon une jurisprudence constante "[132] la mise en œuvre de l'article 30 vaut non seulement pour les mesures nationales mais aussi pour les mesures émanant des institutions communautaires.
Le juge se réfère ensuite aux arrêts " ADBHU " et " Bouteilles danoises " précités, qui l'amènent à observer que les dispositions de l'article 30 peuvent être limitées par des " exigences impératives " de protection de l'environnement.
Il constate enfin que l'interdiction " d'utilisation et de commercialisation des HCFC en vue de la protection de la couche d'ozone ne saurait être considérée comme disproportionnée au but poursuivi "[133]. Dans les développements précédents de l'arrêt, le juge fait effectivement une analyse détaillée de la proportionnalité de la mesure litigieuse. Il précise tout d'abord que " Eu égard à l'objectif du règlement qui est la protection de la couche d'ozone ", il y a lieu de constater que le moyen mis en œuvre " était apte à atteindre cet objectif "[134]. La Cour estime ensuite que " Dès lors qu'il existe pour les HCFC (...) des produits de substitutions efficaces "[135], leur interdiction d'utilisation ne saurait être considérée comme étant contraire au principe de proportionnalité. La Cour en conclu donc que l'interdiction d'importer des HCFC est valide au regard de l'article 30. L'article 5 du règlement n'est ainsi pas remis en cause sur ce fondement.
B/ Une décision conforme à la jurisprudence de 1979
Au vu de cet arrêt " Safety ", il convient de dire tout d'abord que la Cour renoue avec la démarche qu'elle avait adoptée en 1988, dans son arrêt " Bouteilles danoises ". Elle transpose en effet de manière tout à fait conforme les critères jurisprudentiels de 1979.
Replacée dans la problématique des difficultés tenant à l'application de principes classiques du droit de l'environnement, cette décision de 1998 pourrait sembler vide d'intérêt. Nous pensons au contraire qu'elle vient préciser la portée de l'arrêt " Déchets wallons " précité. Après analyse de l'arrêt " Safety ", il paraît effectivement ne faire aucun doute que le respect des conditions traditionnelles d'application de la jurisprudence " Cassis de Dijon " n'a pas été définitivement écarté en 1992. On en déduit donc que la portée de l'arrêt " Déchets wallons " est toute relative. Loin d'être un revirement de jurisprudence, on peut penser que la décision du juge avait été à l'époque justifiée par des raisons d'espèce, tenant aussi bien aux faits (circonstances exceptionnelles) qu'au droit (principe de la correction à la source en matière de déchets).
Il semble opportun de préciser ici que l'arrêt " Safety " constitue la première décision transposant la jurisprudence de 1979 en matière d'environnement, pour une norme émanant des institutions communautaires et non plus pour une mesure nationale. Deux remarques s'imposent à ce propos.
Il est tout d'abord intéressant de noter encore une fois l'importance du rôle de la Cour en la matière. Elle n'hésite pas effectivement à interpréter de manière très large la lettre de l'article 30 qui vise les mesures nationales, pour appliquer cette disposition relative à la libre circulation des marchandises aux actes du droit communautaire dérivé.
On peut aussi observer que cette interprétation extensive est particulièrement appropriée au domaine de l'environnement. La compétence environnementale dans le système juridique communautaire est effectivement une compétence partagée entre les Etats membres et la Communauté. Le domaine de la protection de l'environnement favorise donc l'application de l'article 30 aux mesures nationales comme aux actes des institutions européennes.
Moins qu'une limite, l'arrêt " Safety " nous montre que la décision du juge dans l'affaire " Déchets wallons ", et plus particulièrement la mise en oeuvre d'un principe classique du droit de l'environnement, constituent une simple difficulté dans l'application de la jurisprudence " Cassis de Dijon ". Cela confirme en tous les cas une réelle prise en compte, par le droit communautaire général, d'un droit de l'environnement aujourd'hui " adulte [et] dont on peut rechercher les traits particuliers "[136]. Peut-être qu'un jour des principes comme ceux de prévention, de précaution, de coopération, d'information ou encore de participation, viendront eux aussi troubler l'application traditionnelle du principe de libre circulation des marchandises.
Les difficultés rencontrées par le juge dans l'application de l'arrêt " Cassis de Dijon " ne se limitent cependant pas à la mise en œuvre de ces principes classiques du droit de l'environnement. Il est effectivement important de remarquer que la jurisprudence de 1979 a parfois été contrariée par la spécificité même du domaine environnemental.
Section 2 : les difficultés résultant de la spécificité du champ environnemental
Les difficultés d'application de la jurisprudence " Cassis de Dijon " peuvent résulter de la nature même des questions environnementales. Ces difficultés sont susceptibles d'être principalement regroupées en deux catégories. La première, qui se dégage spécifiquement de la plupart des arrêts consacrant une " exigence impérative " de protection de l'environnement, concerne la qualification de marchandise reconnue aux déchets (§ 1). La seconde, propre au domaine environnemental en général, se rapporte à l'imprécision de l'objectif de protection de l'environnement (§ 2).
§ 1- Une difficulté spécifique : la qualification de marchandise
reconnue aux déchets
La première catégorie de difficultés peut se résumer à la question de savoir si les déchets doivent être ou non considérés comme des marchandises. Ce problème de qualification a effectivement eu beaucoup d'importance dans la reconnaissance d'" exigences impératives " de protection de l'environnement. Comme nous l'avons vu, la notion de marchandise est une sorte de " clef " pour pouvoir appliquer la jurisprudence " Cassis de Dijon ". Or la plupart des arrêts de la CJCE rendus en la matière concernent les déchets, dont la nature ne constitue pas une évidence. Il a été par conséquent essentiel de savoir si l'on pouvait qualifier ces déchets de marchandise[137]. La jurisprudence a longtemps été incertaine en la matière (A). Elle " n'était pas suffisamment éclairante pour que l'on puisse trancher définitivement la question "[138]. Ce n'est qu'en 1992, avec l'arrêt " Déchets wallons " précité, que la Cour de justice est véritablement venue écarter cette difficulté (B).
A/ Une jurisprudence incertaine
Comme nous l'avons précisé en introduction à cette étude, c'est le juge communautaire qui a établi une définition des marchandises. Il les a définies comme des " produits appréciables en argent ou susceptibles, comme tels, de former l'objet de transactions commerciales "[139]. Cette définition étant avant tout fondée sur le caractère économique ou non de l'objet en cause, la question de la nature exacte des déchets a été discutée pendant bon nombre d'années en doctrine.
Cette controverse provient essentiellement de la jurisprudence qui est longtemps restée incertaine. Pourtant, dès 1983, le problème aurait pu être soulevé avec la série des trois arrêts relatifs aux huiles usagées[140]. Le juge communautaire ne s'est cependant pas prononcé de manière explicite sur ce point. En appliquant directement les articles du traité de Rome relatifs à la libre circulation des marchandises, il a implicitement admis que les huiles usagées " devaient (...) être assimilées à des produits tombant (...) sous le coup de l'article 30 "[141].
Cette démarche ne suffisait cependant pas pour en déduire une quelconque qualification des déchets. Les huiles dont il s'agissait étaient en effet des déchets recyclables, ayant vocation à être réintroduits dans le circuit économique. Comme le souligne N. DE SADELEER, " leur assimilation à des marchandises est par conséquent moins controversée qu'en ce qui concerne les déchets non recyclables qui perdent en revanche toute valeur marchande lors de leur incinération ou de leur mise en décharge ".
Au terme de ces trois arrêts, la jurisprudence a donc implicitement précisé la nature des déchets recyclables. La portée de ces décisions restent néanmoins limitée. Une reconnaissance explicite de la qualification de marchandise aux déchets recyclables aurait effectivement clarifié la question. Le sort des déchets non recyclables restait pour sa part à déterminer.
Dans un arrêt " Nertsvoedersfabriek " de 1987[142], on peut noter que la Cour a été confrontée à une question concernant des déchets agricoles, comparable à celles des arrêts relatifs aux huiles usagées. Le juge communautaire a admis, là encore de manière implicite, " qu'il importait peu que des déchets animaliers puissent, après leur transformation dans les clos d'équarissage, donner lieu à des produits pouvant être commercialisés, pour que les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises leur soient appliqués "[143]. La distinction entre déchets non recyclables et déchets recyclables paraît donc écartée. La qualification de marchandise à l'ensemble des déchets commence dans le même temps à apparaître. Il faut néanmoins attendre 1992 pour que cette reconnaissance soit explicite et sans ambiguïté.
B/ Une reconnaissance consacrée avec l'arrêt " Déchets wallons " (1992)
Dans son arrêt relatif à la réglementation wallonne interdisant toute importation de déchets[144], la CJCE a directement été confrontée à la question de savoir si les déchets, en particulier non recyclables, devaient être considérés comme des marchandises.
A la lecture du rapport d'audience, on observe que le Gouvernement belge conteste en effet l'application de l'article 30 aux déchets non recyclables. Sur la base de la définition jurisprudentielle classique des marchandises, il prétend que " si les déchets recyclables (...) peuvent faire l'objet de transactions commerciales, il n'en serait pas de même des déchets non recyclables, qui sont destinés à la décharge et n'auraient aucune valeur économique ". Deux principaux arguments semblent ainsi être retenus pat l'Etat belge pour écarter les règles relatives à la libre circulation des marchandises. Il estime tout d'abord que la valeur marchande des déchets non recyclables est nulle, car ces déchets n'étant voués qu'à être détruits ou enfouis, ils ne peuvent pas réintégrer le circuit économique. Il soutient ensuite que le déchet doit avoir une valeur économique permettant à son détenteur de tirer profit de la transaction. Constatant que l'élimination des déchets non recyclables est plus un coût qu'un bénéfice, il estime que ces déchets n'ont aucune valeur. Les autorités belges en concluent que les déchets non recyclables ne sont pas des marchandises au sens de l'article 30 du traité de Rome.
Dans ses conclusions, l'Avocat Général JACOBS prend une position radicalement différente. Il affirme en effet que " des objets ayant une valeur 'négative' peuvent faire l'objet de transactions commerciales "[145]. Il en conclu donc qu'il serait conforme à la définition jurisprudentielle classique " de qualifier les objets ayant une valeur négative, telles que les déchets non recyclables, de marchandise au sens du traité ".
La Cour va se rallier à cette seconde interprétation. Elle déclare en effet " qu'il suffit d'observer que des objets qui sont transportés par delà la frontière pour donner lieu à des transactions commerciales sont soumis à l'article 30, quelle que soit la nature des ces transactions "[146]. Faisant une interprétation extensive de la notion de marchandise, elle met ainsi un terme aux différentes controverses. Sans ambiguïté, les déchets, qu'ils soient recyclables ou non, sont donc dans leur ensemble des objets soumis à l'article 30 du traité de Rome. Ce n'est que dans cet arrêt que " la Cour a mis fin à toute équivoque en jugeant que tous les déchets étaient soumis au principe de libre circulation des marchandises "[147].
Cette difficulté à laquelle le juge a été confrontée lui révéle que parfois les spécificités de l'environnement n'entrent pas aisément dans les " schémas " classiques du droit, en particulier du droit communautaire et de la libre circulation des marchandises. Bien que la Cour ait surmonté cet obstacle, on peut se demander si la question ne se reposera pas dans le futur à l'occasion de problèmes environnementaux, dont personne aujourd'hui ne connaît quelles en seront les formes, l'origine, la nature ou les conséquences. Si la définition traditionnelle des marchandises reste donc solidement ancrée en droit communautaire, rien ne mène à dire qu'elle sera toujours adaptée aux questions à venir, notamment environnementales.
Les difficultés d'application de la jurisprudence " Cassis de Dijon " ne se limitent cependant pas à la question spécifique de la qualification de marchandise reconnue aux déchets. Elles concernent aussi un problème pour lequel la doctrine n'a toujours pas trouvé de solutions, et qui concerne la protection de l'environnement d'une manière générale.
§ 2- Une difficulté générale : un objectif de protection
de l'environnement imprécis
Dans sa recherche de conciliation entre les exigences commerciales et les différents intérêts dont la protection peut être souhaitée, le juge communautaire est la plupart du temps amené, comme nous l'avons vu, à contrôler la pertinence de l'objectif poursuivi par une réglementation entravante.
En matière environnementale, l'étendue de ce contrôle soulève des questions car l'objectif de protection de l'environnement est imprécis (A). A la lumière des premiers arrêts en ce domaine et des différentes réflexions doctrinales, il semble néanmoins que ce contrôle laisse une marge d'appréciation relativement importante aux Etats. La jurisprudence " Cassis de Dijon " pourrait donc s'appliquer à des situations assez variées (B).
A/ La question de l'étendue du contrôle du juge
L'objectif de protection de l'environnement étant imprécis, l'étendue du contrôle du juge en matière de libre circulation des marchandises est pour le moins incertaine.
Cette difficulté est bien spécifique au champ environnemental. On constate en effet que pour d'autres objectifs, la situation est bien plus définie. C'est le cas notamment pour la protection des consommateurs ou pour la protection de la propriété industrielle. En effet, " le juge énonce ce qui lui paraît [en ces domaines] légitime de protéger : permettre au consommateur d'avoir une information convenable sur la nature du produit ; assurer au titulaire d'un marque de se protéger contre les concurrents qui voudraient porter atteinte à sa réputation et offrir une garantie aux consommateurs concernant l'origine du produit "[148].
En matière environnementale, la situation est très différente. L'objectif de protection de l'environnement ne fait pas l'œuvre d'un encadrement précis, même par la jurisprudence. Le juge doit se prononcer au cas par cas pour savoir si telle ou telle mesure relève ou non de cet objectif.
Cette imprécision peut s'expliquer par la spécificité du champ environnemental qui se caractérise par une approche transdisciplinaire. Ce champ regroupe effectivement des sujets, des domaines, des matières ou encore des éléments aussi différents que variés. La notion d'environnement en est une bonne illustration. Certains la qualifient d'ailleurs de " notion caméléon "[149]. L'objectif de protection de l'environnement serait donc très difficile à appréhender de manière précise, contrairement à certains autres objectifs légitimes qui ont pu être reconnus dans le cadre de la jurisprudence " Cassis de Dijon ".
Certains auteurs affirment cependant " que le juge ne se montre pas très exigeant " et par conséquent qu'" une marge d'appréciation paraît laissée aux Etats membres pour déterminer ce qu'ils entendent protéger au titre de l'environnement "[150].
Ce point de vue nous paraît relativement cohérent dans la mesure où le juge a semblé opérer un contrôle limité de l'objectif de protection de l'environnement dans les affaires que nous avons analysées dans cette étude. Il vérifie en effet le plus souvent que l'objectif poursuivi présente un " caractère raisonnable ", en s'appuyant sur des " données objectives résultant notamment des connaissances scientifiques, topographiques ou factuelles "[151].
Si elle ne nous éclaire pas sur la portée exacte du contrôle du juge, l'imprécision de l'objectif de protection de l'environnement nous fait donc dire que les mesures environnementales susceptibles d'être validées par le juge peuvent être assez largement appréhendées. La jurisprudence " Cassis de Dijon " pourrait donc recouvrir une grande variété de situations.
B/ L'application de l'arrêt " Cassis de Dijon " à une variété
de situations
Les différents arrêts précités, qui constituent l'ensemble de la jurisprudence en la matière, ne permettent pas encore d'illustrer la variété de situations que pourrait recouvrir la transposition de la décision " Cassis de Dijon " en matière d'environnement.
Jusqu'en 1998, le domaine essentiellement concerné était celui des déchets. La jurisprudence de la Cour prenait ainsi position par rapport à l'une des préoccupations essentielles de l'environnement, à l'origine d'une multitude de nuisances.
Grâce à l'arrêt " Safety "[152], le champ d'application de la jurisprudence de 1979 s'est élargi à un nouveau pan de l'objectif environnemental : la protection de la couche d'ozone. Dans sa recherche d'équilibre entre environnement et libre-échange, le juge communautaire s'est ainsi intéressé à la lutte contre la pollution de l'air.
La jurisprudence existante ne permet cependant pas d'envisager toutes les hypothèses susceptibles de limiter l'application du principe de libre circulation des marchandises. L'objectif environnemental étant imprécis et relativement large, on pourrait en effet penser, comme le souligne certains auteurs, qu'une variété de situations pourrait justifier l'application de l'arrêt " Cassis de Dijon ".
Comme le souligne F. PICOD, " la lutte contre la pollution du sol, du sous-sol, de l'eau (...) pourrait ainsi justifier des restrictions à l'égard de certains produits susceptibles de générer une pollution lors de leur transport, de leur exposition ou de leur utilisation, ainsi que postérieurement au stade de celle-ci, quand ils sont transformés ou abandonnés "[153].
A ce propos, l'actualité nous amène à parler ici des organismes génétiquement modifiés (OGM). On pourrait en effet penser que dans l'avenir, des mesures restrictives nationales ou communautaires concernant les importations de ces organismes soient justifiées au nom des " exigences impératives " de protection de l'environnement.
La jurisprudence de 1979 pourrait également concerner la préservation des ressources naturelles menacées directement " par leur exploitation ou leur commerce "[154]. Par exemple, les mesures restrictives concernant les échanges de certaines richesses de la mer pourraient ainsi être validées au titre des " exigences impératives ".
L'imprécision de l'objectif de protection de l'environnement, si elle est une difficulté, permet aussi d'envisager toutes sortes de situations susceptibles d'être concernées par l'application de la jurisprudence de 1979. Avec l'article 36, l'article 30 du traité de Rome pourrait donc constituer un instrument d'avenir dans la recherche d'un équilibre global, au sein de l'Europe des quinze, entre les exigences commerciales et les préoccupations environnementales.
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